vendredi 4 novembre 2011

118. L'amour du livre


Le métro est bondé de monde. Les gens serrés les uns contre les autres affichent cet air d’ennui absent,  tentative quotidienne et dérisoire d’ échapper à une promiscuité imposée, parfois déplaisante . Il fait chaud, l’air ne circule pas et les manteaux  vestes et écharpes deviennent des prisons d’inconfort, car comment manœuvrer pour s’en défaire, quand le moindre mouvement semble impossible ?
  Elle est jeune, fraîchement débarquée dans cette ville ,  elle n’a pas encore perdu la faculté de sentir la présence des autres,  ni même de les voir. Elle voudrait lire, mais debout, bousculée au gré des passagers qui montent ou descendent de la rame de métro, comment faire ?  Pour passer le temps, elle  observe les voyageurs autour d’elle,  elle avise une place libre non loin de l’endroit où elle se trouve.
  Étrange.  À part elle, personne ne semble avoir vu cette île de confort  qui offre sa tache de skaï  orangée comme  une provocation claire et fraîche dans cet univers  oppressant  . Jouant doucement des coudes elle s’approche et , du regard, interroge  la dame d’âge mûr dont  le visage trahit  la fatigue d’une journée de travail. Ni elle , ni  la jeune maman qui porte son gamin endormi dans les bras, ni l’ado qui tangue au rythme de la musique diffusée dans ses écouteurs ne semblent vouloir profiter du siège libre.
Elle s’assied donc .
Elle s’assied et comprend pourquoi les autres n’ont pas voulu de ce siège.             
L’odeur.
 Sueur, laine mouillée, vin .
 Non pas vin : bière.   L’homme assis à côté d’elle tient à la main une bouteille de bière, qu’il sirote à l’économie.  Il a les cheveux gris, assez  longs, hirsutes. Une barbe de quelques jours ombre  un visage émacié.   Il serait difficile de déterminer son âge, car c’est plus la vie des rues qui marque  ce visage que le poids des  ans . Il est habillé de cette manière étrange et pratique de ceux qui portent sur eux tous les vêtements qu’ils possèdent.  Pardessus, veston, écharpe ont connus des jours meilleurs, mais n’ont pas su si bien épouser les formes de l’occupant précédent.  L’homme et sa tenue se confondent. Ils sont indissociables. Elle pense que même en été, il doit être habillé comme cela.   Lui aussi la voit, ils se saluent  d’un sourire. Puis elle sort un  livre de son sac, tandis qu’il replonge dans  la contemplation absente de sa bouteille .
Elle lit à présent, toute son attention s’est portée sur  le livre . Il en profite pour l’observer à la dérobée. Elle est jolie. Un léger sourcillement indique l’effort de concentration.  Les traits de son visage traduisent l’attention. Le livre est petit, probablement une édition de poche, à couverture souple. Une édition économique,  un livre « sans valeur » donc, et  pourtant il y a dans la manière de lire de la jeune fille, dans sa façon de  tenir le livre posé sur les genoux avec précaution  , d’en tourner lentement les pages d’un doigt léger , quelque chose de profondément respectueux qui  captive l’homme. Il tente de découvrir le titre du livre, il  attend  qu’elle en révèle la couverture au détour d’une page , ou d’un chapitre .   Il veut tellement savoir , qu’il en oublie de téter  sa bouteille . Il attend , et cette attente fige le temps qui glisse, les arrêts se succèdent sans qu’il y prête attention. 
Soudain, elle bouge, place le marque page là où sa lecture s’est interrompue, pose le livre fermé sur le siège (du côté du quatrième de couverture. Il a beau loucher, c’est écrit trop petit, le titre continue à lui échapper). Il frémit. Serait-elle déjà arrivée ? Non, tandis que la rame de métro s’est immobilisée et échange son flot de passagers ,elle est restée assise. Elle  fouille dans son sac dont elle sort un stylo.
 Un stylo ? Il est inquiet , alarmé. Il espère voir surgir du sac, un cahier, un carnet de notes. Mais non. Il est  tout à fait désolé à présent qu’il voit qu’elle a repris sa lecture, armée du stylo sacrilège.
Elle souligne ! Il frémit.   Horrifié et terriblement déçu,  il s’apprête à  voir la jeune fille opérer la profanation du livre. Il attend de voir  le stylo baver son encre  noire ou  bleue sur les pages , comme quelqu’un qui assiste impuissant à  la  condamnation d’ un ami.   La main court rapidement sur les lignes . La pointe du stylo s’arrête rarement, hésite parfois au-dessus d’un mot, d’une phrase, repart, revient, et trace doucement  un trait en milieu de page.   Il voudrait échapper aux maléfices de  cet enchantement cruel   où, pendant quelques minutes , une jeune fille lui a fait oublier qui il était,  lui a fait oublier la bouteille, la rue, la solitude. Il voudrait détourner les yeux mais  malgré lui Il se penche un peu pour mieux voir.                                                                                                   
Et  il ne voit rien.  Elle souligne pourtant, mais le trait est  léger, presque invisible. Hésitant, comme s’il s’excusait de s’introduire dans ces pages sacrées.
Dans la main de la jeune fille, ce qu’il a pris pour un stylo est un porte mine, joli, élégant, dont la mine de plomb, si fine et discrète, ne fait qu’effleurer les caractères du livre.
Un petit rire de soulagement  échappe au clochard, qui tire la jeune fille de sa lecture. Elle le regarde étonnée, interrogative.
-        « Mademoiselle, vous m’avez fait très peur, mais  je suis heureux de constater que vous n’êtes pas une iconoclaste ». Devant la perplexité de la jeune fille, il poursuit :
-        «  Le livre, vous le traitez bien,  avec respect. Comme un ami. » Comme elle  sourit, il ajoute presque comme s’il s’excusait :
-        « j’aime beaucoup les livres. j’en ai quelque uns, pas beaucoup, mais j’y tiens énormément .J’ai trouvé dans les galeries du métro une cachette, où ils sont à l’abri, bien au sec. »

Le métro s’arrête, elle sursaute, se dépêche de  ranger le livre et le porte mine dans son sac, elle se lève, et avant de se précipiter vers les portes ouvertes, elle échange avec l’homme un regard et un sourire . Dans ce regard et dans ce sourire, il y a une connivence absolue, une compréhension mutuelle profonde et paradoxale . Tout les sépare, ils ne se connaissent pas, et pourtant, ils se sont reconnus, réunis l’espace d’un instant  autour de l’amour du livre.

4 commentaires:

ELFI a dit…

joli texte.. et belle illustration!
ou le contraire..

Patrick Lucas a dit…

magie des mots et des livres
c'est tout un univers ouvert à tous
pourvu qu'on aime lire, toucher le papier...

merci / bises

Owen a dit…

Chapeau ! Tableau et histoire splendides... n'importe qui, qui a déjà pris le métro parisien s'y retrouvera. A bientôt peut être ?

Noushka a dit…

Bravo, autant par la magie des mots que par celle de ton aquarelle!
De vrais talents d'artistes, Karine!
Amitiés et A+!