Un ami m'a récemment demandé quel était mon premier souvenir d'Afrique. Je lui dédie cette réminiscence que j'ai eu beaucoup de plaisir à faire resurgir d'un passé lointain
Lorsqu’on demande à quelqu’un quel est son premier souvenir , en général,
on le plonge dans l’embarras. C’est difficile de se rappeler la première image
qui s’est imprimée dans la mémoire… Il y en a certainement plusieurs qui pourraient
revendiquer ce titre de premier souvenir, mais l’esprit est ainsi fait, que
c’est l’histoire la plus spectaculaire qui sera retenue.
J’ai 3 ans
. Je suis seule à la maison, avec le boy maison, Leonard.
Maman et papa travaillent, je ne vais pas encore à l’école
maternelle, et Leonard est mon meilleur ami. Ce doux géant noir gère la maison,
et me surveille. C’est l’homme le plus fort que je connaisse - je passe
beaucoup de temps juchée sur ses épaules pendant qu’il travaille- et c’est aussi l’homme le plus gentil du
Congo. Il me protège des foudres maternelles
quand je fais des bêtises, et sa patience vis-à-vis de moi est à la mesure de
son adoration : sans limite.
Ce jour-là, je délaisse mes jouets pour une exploration autrement
plus divertissante : les chaussures de maman. Nous sommes en 1960, les
dames se chaussent d’élégants escarpins à talons aiguilles, et ma mère range les
siens dans une magnifique boîte bleu nuit décorée d’étoiles. Maman est la plus
belle de toutes les mamans, cela va de soi, mais lorsqu’elle s’habille pour sortir le soir
avec papa, je suis tellement éblouie par
tant d’élégance et de beauté, que j’en oublie d’être triste et constate qu’elle
est aussi la plus belle dame du monde. Surtout
avec ces chaussures merveilleuses !
La boîte bleue à étoiles est rangée dans un placard en hauteur, hors de ma portée. Mais c’est mon
jour de chance , aujourd’hui Leonard
a pour mission de nettoyer les chaussures. Tandis qu’il cire les mocassins de
mon père, je me suis emparée des
escarpins à talons aiguilles. Chaussée de ces trésors tant convoités, je m’éloigne d’un pas vacillant, ravie du claquement
sonore que mes pas produisent sur le carrelage du couloir. Je passe par le
garage, et me retrouve dans l’allée qui mène à la rue devant la maison. « L’avenue
Derscheid » n’est en réalité qu’un modeste chemin en latérite assez large pour laisser passer les rares véhicules
des résidents de la rue. Ils sont d’ailleurs tous au travail, je ne risque pas de me faire renverser par une
voiture.
Dans la maison, j’ai déjà trébuché plusieurs fois, ce
n’est pas facile de marcher comme la plus belle dame du monde quand on n’a que
trois ans et si peu d’expérience, mais sur
la terre battue recouverte de sable bleu(1) , je m’aperçois bien vite que rester debout
chaussée de ces grandes chaussures est une mission totalement impossible pour
une petite fille de mon âge , d'’autant
que sans le claquement des talons sur le sol, l’expérience perd beaucoup de son
intérêt. Je m’apprête alors à faire demi-tour vers la maison pour retrouver la stabilité rassurante du
carrelage, mais je perds l’équilibre et tombe dans le fossé qui longe la route.
Ces fossés, profonds d’un peu moins d’un mètre, sont destinés à recueillir
l’eau de pluie, et sont envahis d’herbes hautes.
Je ne me suis pas fait mal,
mais tandis que je me demande comment sortir de là, (80 cm c’est très haut pour
un enfant de trois ans) je m’aperçois que je ne suis pas seule…...
Dans le fossé, un énorme python que ma chute a réveillé, m’observe
d’un air surpris . ( « l’air
surpris », c’est pour que vous compreniez le suspense de l’histoire , car
maintenant que je suis grande, je sais que les vrais serpents sont totalement inexpressifs , pas
comme Kaa dans le livre de la jungle) . L’animal en face de moi est vraiment … gigantesque et
très effrayant.
Je ne saurai jamais s’il était encore engourdi par une digestion récente, ou
s’il s’était approché de la maison
attiré par les proies faciles du poulailler ( nous avons souvent trouvé des
pythons dans le jardin), je peux seulement dire que ces énormes serpents
sont capables d’avaler des proies bien plus grosses qu’un enfant de 3 ans.
Je n’ai pas eu le temps d’avoir peur. Leonard est arrivé pour
m’extirper du fossé. Je crois bien me
souvenir que mon doux et pacifique héros
m’ait administré ce jour-là l’unique fessée de nos 17 ans de vie commune .
Lorsque bien des années plus tard, à la maison j’évoquais cette
aventure, je ne suscitais aucun
émoi. Mes parents et mon frère n’avaient
aucune raison de croire cette histoire dont ils n’avaient aucun souvenir.
Et pour cause….A l’époque des faits, ni Leonard, ni moi n’avions de
raisons de la divulguer .J’ aurais certainement subi
une punition exemplaire et lui aurait risqué de perdre son travail.
(1)(1)
des scories de cuivre étaient versées sur les
routes en latérite afin de réduire la poussière soulevée au passage des
véhicules. Ce sable était bleu.